Jean-Louis Chrétien, décédé au début de l’été 2019, était un philosophe discret mais un représentant éminent du courant phénoménologique, ce qui a pris la forme chez lui d’une attention toute particulière aux phénomènes de la parole, de l’écoute, de l’appel, de la promesse (mentionnons entre autres La Voix nue : phénoménologie de la promesse, 1990, L'Appel et la Réponse, 1992, Promesses furtives, 2004, tous trois publiés aux Editions de Minuit). Afin de donner un aperçu d’une démarche qui ne peut être résumée en quelques lignes, citons simplement cette phrase de l’avant-propos de Promesses furtives (après l’évocation des promesses au sens ordinaire du terme, promesses écrites ou formelles) : « Mais il y a aussi des promesses tacites, diffuses, anonymes, des promesses qui nous viennent des choses, du monde, des actes ou des œuvres, et qui partout chatoient comme une couleur d’aurore, comme l’ouverture d’un avenir qui nous apparaît, en puissance et en latence, en attente de nous. »
Conscience et roman
Parmi ses dernières publications figure un diptyque consacré au roman, Conscience et roman (tome I, 2009, tome II, 2011), où il applique à la création romanesque son approche de l’humain et de ce qui se fait connaître de la conscience à travers la parole, les gestes, les actes, mais par la médiation du romancier. Cela l’a conduit à distinguer et à étudier tout d’abord La conscience au grand jour, ou l’exposition de l’intime dans le roman, telle qu’elle apparaît dans les romans de Stendhal (« le cœur humain presque à nu »), de Balzac (« lire dans les cœurs »), et Hugo, mais aussi chez V. Woolf, S. Beckett et W. Faulkner, du narrateur omniscient au développement du monologue intérieur. C’est ensuite une autre approche de la conscience, La conscience à mi-voix, avec le développement du discours indirect libre en particulier, étudié de façon très fouillée chez Flaubert puis Henry James, ce dernier représentant l’épanouissement d’ un art du clair-obscur de la conscience, qui la restitue dans ses ambigüités, ses incertitudes, et la rend à la pénombre consubstantielle de son intimité.
Quatre autres de ses livres qui ont retenu particulièrement notre attention peuvent être considérés comme formant également deux diptyques. Il est remarquable que les deux derniers livres qu’il a publiés, L’espace intérieur et Fragilité, en 2014 et 2017, viennent en effet chacun prolonger et compléter un autre ouvrage paru précédemment, en l’occurrence respectivement La joie spacieuse, 2007, et De la fatigue, 1996.
Dilatation
Son avant-dernier livre publié L’espace intérieur traite de la vie intérieure abordée sous l’angle de l’espace, et sa lecture est à faire en complément de La joie spacieuse : la joie est ce qui agrandit l’espace intérieur, et la communication entre le monde intérieur et le monde extérieur. La joie spacieuse est sous-titrée essai sur la dilatation, et c’est bien cet aspect qui relie les deux livres, la joie dilate le cœur, donne la sensation de respirer plus largement, et grandit démesurément l’espace intérieur, au contraire de l’angoisse et de la tristesse qui serrent le cœur et réduisent à néant ou à une prison cet espace intérieur. Il y a là un écho au Weltinnenraum de Rilke, cet espace intérieur du monde, qui peut s’épanouir, se dilater ou se contracter (« Respirer, invisible poème… »). Jean-Louis Chrétien convoque mystiques, écrivains et poètes, pour en parler : Des poètes à l’ample respiration et au souffle puissant, Whitman, Claudel, bien sûr, ou encore Thomas Traherne, et aussi bien Henri Michaux et Amiel que Grégoire le Grand et sainte Thérèse d’Avila, dont la description du « château intérieur » est incontournable. Ces deux livres solaires sont placés sous le signe de la joie et de la construction de soi.
Fatigue
Le diptyque que me semblent former De la fatigue et Fragilité (tous deux aux Editions de Minuit, comme les titres cités précédemment), bien que publiés à vingt ans d’écart, peut aussi être vu comme le pendant du précédent : alors que le diptyque que nous venons d’évoquer était placé sous le signe de la santé et de la force spirituelles, d’un élan inépuisable et illimité de désir et de joie, De la fatigue et Fragilité traitent de nos limites, et quoi de plus ordinaire et quotidien comme expérience que celle de la fatigue ? - question amplifiée dans l’étude sur la fragilité, dont la fatigue est une manifestation. Dans son traité De la fatigue, Jean-Louis Chrétien se tourne tour à tour vers les philosophes, les mystiques, les poètes. Dans le chapitre sur Sartre et les « deux marcheurs » de L’être et le néant, celui qui s’arrête et évite la fatigue et celui qui s’efforce de la surmonter, Jean-Louis Chrétien, après avoir salué la « tentative subtile et puissante de Sartre » pour « conférer un sens à la fatigue » en opposant l’attitude de ces deux marcheurs, renvoie de son côté dos à dos les deux marcheurs : aucun des deux, celui qui s’arrête et l’évite et celui qui persiste et l’ignore, ne s’abandonne à la fatigue et ne se laisse enseigner par elle. C’est bien l’apprentissage de la finitude que porte la fatigue, et cela le conduira à revenir plus largement sur la finitude avec Fragilité.
Fragilité, selon Jean-Louis Chrétien ou selon Jean-Claude Carrière
Le tout dernier livre publié par Jean-Louis Chrétien est Fragilité (Editions de Minuit, 2017). Un livre portant ce titre était déjà paru onze ans auparavant (chez Odile Jacob), dû à la plume de Jean-Claude Carrière, décédé en février cette année. Ce dernier a, en effet, parallèlement à sa carrière de scénariste, parolier et metteur en scène, publié plusieurs essais, en particulier aux éditions Odile Jacob. Ces deux livres homonymes n’ont pas seulement en commun leur titre, mais tous les deux se présentent avec un point de départ et un fil conducteur communs : « J’ai pris un mot, « fragilité » et je l’ai suivi » constitue l’incipit du livre de Jean-Claude Carrière. Il en va de même pour Jean-Louis Chrétien qui s’attache dans l’introduction de son livre à partir du mot fragilité et de son étymologie.
Jean-Claude Carrière met dans son livre beaucoup de lui-même, de son expérience, parle de ses voyages glisse des anecdotes, parle de la fragilité de la vie humaine, mais aussi de la nature et de notre planète, les sujets abordés sont l’aveuglement humain, les vains remparts dressés contre la fragilité, la fuite dans l’oubli, le fanatisme, les religions, les progrès des sciences et techniques et leur ambivalence, associées à la quête de vérité, de santé, de plus de confort, mais aussi à un pouvoir démesurément accrû de destruction. A partir de méditations sur la littérature il revient surtout, inlassablement, sur la capacité qu’à l’humanité de s’illusionner et se nourrir de fictions pour le meilleur parfois mais trop souvent pour le pire.
Jean-Louis Chrétien procède tout différemment, à partir de l’analyse des mots utilisés pour dire la fragilité , il se tient au plus près de cette notion et l’étudie tour à tour à travers la naissance comme image de la précarité, à travers les images du verre, de l’argile et de la bulle de savon, dans la littérature (J.-B. Chassignet) , la peinture, la fêlure (Scott Fitzgerald), les ruines, le lien entre beauté et fragilité, la lutte contre l’oubli de la condition humaine, les conceptions antiques puis l’élargissement chrétien du concept de fragilité avant son exténuation dans la philosophie allemande à partir de Kant, aboutissant peu à peu à son évacuation dans une modernité prométhéenne.
Dans le livre de Jean-Claude Carrière on comprend vite que la notion de fragilité est surtout un prétexte pour parler de la vie et de la mort en général, de l’humanité et du monde d’hier et d’aujourd’hui, du monde comme il va, ou plutôt comme il ne va pas. Jean-Louis Chrétien, de son côté, s’attache plutôt à l’étude de l’évolution du concept de fragilité à travers le temps, mais c’est aussi l’humanité telle quelle s’est perçue et a perçu le monde au fil du temps qui apparaît.
Le point de vue est donc différent, Il n’empêche qu’à la lecture de ces deux livres le contraste est saisissant entre deux façons d’aborder les sujets traités : là où Jean-Louis Chrétien procède par distinctions, nuances, citations et références précises, c’est trop souvent à coups d’approximations, voire d’amalgames et de références parfois imprécises qui facilitent les simplifications, que Jean-Claude Carrière assène ses opinions. Il y a heureusement quelques pages bien amenées dans son livre, ainsi de celles consacrées à Dostoïevski et Shakespeare.
Si les essais de Jean-Claude Carrière gardent un certain intérêt à la lecture, les traités de Jean-Louis Chrétien sont de ceux qu’on peut lire et relire, du fait de leur richesse de sens et de leur spiritualité. A travers ces trois diptyques, publiés aux Editions de Minuit, nous n’avons évoqué qu’une partie de son œuvre, bon nombre d’autres titres, essais mais aussi recueils de poèmes, ayant été publiés chez plusieurs éditeurs.
Je dédie cet article à Huguette, bénévole à la médiathèque Michel Courot qui nous a quittés il y a déjà un an, et qui m'a fait découvrir l’œuvre de Jean-Louis Chrétien.
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