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   La publication, de 2016 à 2019, de quatre des séries de cours de Bergson au Collège de France (sur les 11 séries de cours qu’il a donnés entre 1900 et 1914) a été un événement par la connaissance qu’elle a apportée sur sa pensée, mais bien plus encore, comme l’écrit Camille Riquier dans la préface des cours sur l’Histoire de l’idée de temps, ils peuvent « toucher, comme jadis, un public lointain et non initié qu’ils peuvent amener à s’intéresser à l’œuvre, quand ce n’est pas à le convertir à la philosophie elle-même. »

   Pourquoi cet enthousiasme ? Je vais essayer de donner un aperçu des raisons qui le justifient. Mais voici tout d’abord les conditions qui ont permis cette résurgence.

   Les cours au Collège de France ont succédé aux cours que Bergson avait donnés en tant que professeur de lycée à Clermont-Ferrand puis de khâgne à Paris-Henri IV, en partie publiés à partir des années 1990, mais ces derniers étaient moins personnels, moins liés à son œuvre. Les cours au Collège de France restaient inédits, et les obstacles étaient importants. Bergson n’avait pas souhaité la publication de ses cours pas plus que celle de ses lettres ou manuscrits inachevés, privilégiant l’œuvre maîtresse constituée des quelques livres où il a condensé sa philosophie. Quelques titres seulement, formant un tout dont Camille Riquier a montré avec ingéniosité et pertinence dans son livre Archéologie de Bergson (Presses universitaires de France, coll. Epiméthée) l’unité dans le déploiement de la réflexion sur le temps qu’est avant tout la philosophie bergsonienne :

  • Le point de départ de la réflexion sur le présent de l’Essai sur les données immédiates de la conscience  
  • L’extension de la réflexion au passé avec Matière et mémoire, qui permet la mise en place de la notion centrale de sa philosophie, la durée
  • La pensée de la vie qui se tourne résolument vers le futur dans l’Evolution créatrice
  • Le regard porté sur l’éternité dans Les deux sources de la morale et de la religion

(à noter une nouvelle réédition d’Archéologie de Bergson à un prix un peu plus modique annoncée par les PUF pour l’automne 2021 dans la collection poche Quadrige).

 

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  A ces quatre livres, s’ajoutent deux recueils essentiels d’essais et conférences : La pensée et le mouvant, et l’Energie spirituelle, et quelques autres titres en petit nombre dont le célèbre essai sur Le Rire.

La publication des cours de Bergson est devenue possible sur le principe à partir de 1990, mais pour les cours au Collège de France la difficulté a été la disparition de ces cours, connus seulement à travers quelques traces et pour au moins deux d’entre eux par un résumé paru à l’époque dans la Revue de philosophie (Bergson étant réputé pour ses cours le plus souvent exposés sans note et sans papier, bien qu’il s’agît de discours très construits et de véritables conférences).

   Les circonstances qui ont rendu possible l’accès à ces cours sont donc en tous points exceptionnelles : longtemps oubliées dans des cartons, plusieurs séries de cours ont été retrouvées ces dernières décennies. Il s’agit de papiers ayant appartenu à Charles Péguy, à qui on doit leur existence : le poète, soucieux de ne manquer aucun des cours de Bergson mais très occupé par la gestion des Cahiers de la quinzaine avait, à de nombreuses reprises, envoyé certains de ses amis, sténographes de métier, avec pour consigne de prendre en note l’intégralité des cours. De là la publication, pour la première fois, de quatre séries de cours, à raison d’un par an dans l’ordre suivant : l’histoire de l’idée de temps, l’évolution du problème de la liberté, l’histoire des théories de la mémoire, puis l’idée de temps (ces derniers incomplets car issus de notes que l’on doit non à des sténographes professionnels mais à Ernest Psichari).

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   Ce qu’il y a tout d’abord d’extraordinaire dans ces cours (édition PUF), c’est de permettre de lever un peu le voile sur ce qui reste une énigme légendaire : la fascination que Bergson a peu à peu exercée sur son public lorsqu’il a donné ses séries de cours au Collège de France, puis ses conférences attirant un public de plus en plus large. Quelle qu’ait pu être ensuite, se greffant sur cette fascination, la part d’un effet de mode, voire dans certains cas du snobisme, dans l’amplification de ce phénomène rare, une fois ces aspects superficiels évanouis reste l’étonnement face à cet engouement sans précédent pour les cours d’un professeur de philosophie, revêtant de surcroît l’apparence austère autant qu’anodine d’un petit homme timide et réservé. On pourrait penser par analogie à l’effet de stupéfaction et de contraste que produisait Edith Piaf, toute petite dans sa robe noire, lorsqu’elle se mettait à chanter.

   Or avec la publication de ces cours, on peut approcher de nouveau, plus d’un siècle après, ce que pouvait être la parole de Bergson, car à travers ces cours pris en note c’est bien une parole, et même une voix, qu’on entend. Le fait que parmi les séries thématiques de cours qui ont pu être sauvés figurent deux séries sur le temps renforce bien sûr leur intérêt. Les passerelles entre les livres publiés par Bergson et ses cours sont nombreuses, les cours ayant fait office de chantier préalable à ses livres, mais ils apportent sur sa vision du monde des éclairages nombreux et complémentaires.

   On regrette d’autant plus la perte irrémédiable (sauf nouvelle découverte de documents éventuelle à venir) des autres cours, tels que ceux sur l’idée de cause ou les théories de la volonté en particulier. On pourra noter l’intérêt qu’il porte à Plotin dans ses cours sur le temps, ou encore sa tendance à relativiser les différences entre Platon et Aristote, ainsi que son point de vue critique très personnel sur « l’invention de la précision » dans la Grèce antique.

Mais par-dessus tout peut-être ressort à travers ces cours la distinction entre l’intuition et le concept (qui sera le thème de sa dernière série de cours). Cette distinction fait l’objet du premier cours (le 5 décembre 1902) qui sert d’introduction générale à la série sur l’histoire de l’idée de temps. La clarté de son exposé et son art de prendre des exemples dans les domaines les plus variés (les langues vivantes, la physique du mouvement, la création littéraire, les sciences de la vie), auxquels il applique tour à tour sa démonstration, y font merveille. Ce cours à lui seul permet de comprendre ce qu’il pouvait y avoir de captivant et de passionnant dans la parole de Bergson, qui va du bien connu (ou ce qui semble tel) à l’inconnu,  passant ainsi d’un exemple facilement intelligible (la différence dans la connaissance des langues étrangères entre un apprentissage abstrait et une immersion dans la langue) à l’analyse des paradoxes de Zénon d’Elée, qui nous emmène au cœur de sa philosophie, et dès lors (car c’est tout un chez lui) au cœur de sa conception originale du temps.